vendredi 27 septembre 2013

Peggy Thomas



Entretien avec une jeune, dynamique et nouvellement directrice artistique ; Peggy Thomas nous dévoile les sources du vent frais qui souffle désormais sur la voile du Théâtre de la Vie.

Après une licence  littéraire à l’université de Rennes, tu t’es installée en Belgique et tu as intégré le Conservatoire Royal de Mons auprès de Frédéric Dussenne. Peux-tu nous expliquer ce qui t’a attiré vers le plat pays ?

Je voulais être comédienne, c’était mon projet de départ. J’ai commencé par faire du théâtre amateur et j’ai poursuivi à l’université avec des troupes locales. Je voulais me professionnaliser et étant donné que les écoles en France présentent de grandes difficultés pour être intégrées  – il n’y a pas plus de douze élèves admis annuellement dans certaines écoles nationales – j’ai tenté plusieurs fois les examens d’entrée. Une amie qui étudiait alors à l’INSAS m’a conseillé de venir à Bruxelles. C’est là que j’ai entendu parler du Conservatoire Royal de Mons et que je me suis rendue compte que je me sentirais bien dans cette formation-là.

Est-ce pour cette raison que tu as choisi la classe de Frédéric Dussenne ou est-ce le fruit du hasard ?

Un peu des deux. À l’origine, j’avais déjà une passion pour le texte – qui est caractéristique de ma formation mais aussi de ma sensibilité – et puis j’ai rencontré Frédéric avant de m'inscrire à l’école en allant voir ses spectacles. J’ai senti qu’effectivement j’allais être à ma place à cet endroit-là.

En 2005, tu sors diplômée du Conservatoire de Mons sous la tutelle de Frédéric Dussenne. Comment se sont passées tes débuts professionnels ?
Comme pour tout le monde, au début on est désemparé. On ne sait pas trop quoi faire, on passe les auditions du CAS (Centre des Arts Scéniques) où l’on est très nombreux ; il y a une période de galère ! Je pense qu’il est assez rare d’y échapper lorsque qu’on est une jeune prétendante comédienne. Au bout d’un an et demi, c’est Frédéric qui m’a donné mon premier rôle en Belgique pour « Le jour de la colère » au théâtre du Méridien, ce qui m’a permis de rencontrer Catherine Brutout, qui m’a engagé ensuite pour deux spectacles. Voilà. C’est Frédéric qui a lancé le mouvement et j’ai joué plusieurs spectacles au Méridien. Cependant, en parallèle, j’avais également compris qu’il ne fallait pas attendre que les choses se fassent et qu’il fallait rester mobile et créatif par soi-même. Avec quelques personnes de ma classe, nous avions commencé à travailler ensemble sur un texte de Lars Noren, « Bobby Fischer vit à Pasadena  ». Nous n’avions aucune prétention quand nous nous sommes lancés. J’avais bien prévenu mes camarades que je n’avais aucune idée de l’aboutissement de ce projet. Mais au moins, pendant ce temps-là, on continuait à faire du théâtre ! L’équipe était composée de Philippe Rasse, Ariane Rousseau, Pierre Verplancken et Julie Leyder. Il y avait également Quentin Simon qui m’assistait à la mise en scène. Contre toute attente, cette aventure s’est révélée comme une mini « success story », Bobby Fischer a été soutenu par le CAPT et a reçu le prix « spectacle découverte » en même temps que deux autres spectacles du Festival Première Fois. Cela m’a donné confiance en moi pour la mise en scène, même si c’est beaucoup de le dire ! Nous avons pu créer le spectacle aux Tanneurs, ce qui était une expérience extraordinaire ! À l’époque, c’était Xavier Lukomski qui dirigeait le théâtre. Toutefois, la dure réalité du métier fait que nous avons très peu joué ce spectacle. Très vite, je me suis lancée dans un second spectacle de plus longue haleine – nous avons travaillé sur deux ans et demi – nous sommes passés par beaucoup d’étapes expérimentales, d’essais. Ce travail a donné naissance à « Babel ou le Ballet des incompatibles ». C’est à ce moment-là que le groupe s’est fondé en compagnie. Pour moi, c’était naturel que je travaille avec les mêmes personnes, le collectif naissait de lui-même. C’est comme ça qu’est née la compagnie « Les Orgues ».

Lauréate en 2010 du défunt prix Jacques Huisman, tu as accompagné Joël Pommerat à Paris pour sa création « Ma chambre froide ». Peux-tu nous raconter cette expérience ?

J’avais postulé deux fois avant de l’avoir. Je pense que lorsqu’on est jeune metteure en scène, l’idée de poursuivre sa formation se fait à travers l’assistanat. C’est une évidence. Etant donné que le prix proposait de suivre de grands metteurs en scène, je me suis acharnée et j’ai finalement tiré le gros lot ! (rires) J’ai eu beaucoup de chance d’avoir pu suivre Joël Pommerat sur son travail qui a duré quatre mois. Nous avons travaillé à la création du spectacle durant un mois à Toulon et trois mois à Paris au théâtre de l’Odéon.  C’était à la fois agréable et exigeant, parce qu’il n’y a pas de secret : si Joël est au niveau d’excellence où il est aujourd’hui, c’est parce que c’est un bourreau du travail, mais aussi un homme qui a une élégance rare dans les rapports humains, ce qui m’a conforté dans ma pensée que le rapport aux autres et très important. Joël est quelqu’un d’extrêmement gentil et attentif aux autres.

Est-ce par cet aspect-là qu’il a nourri ton travail où y-a-t-il une autre dimension à ajouter ?

D’une part, le rapport humain est une notion fondamentale pour moi dans l’exercice de mon métier. D’autre part, il m’a permis d’assumer le rapport au collectif. Lui-même travaille depuis vingt-cinq ans avec les mêmes acteurs. En quelque sorte, il m’a conforté dans mes intuitions. Dans la pratique plus précisément, il demande énormément aux acteurs. C’est-à-dire que malgré qu’il soit omnipotent dans ses activités (écriture, mise en scène, etc.), il attend beaucoup de propositions de la part des gens avec qui il collabore. C’est quelque chose que je faisais déjà naturellement mais cela m’a permis de l’assumer complètement. A mes yeux, ce n’est pas au metteur en scène de dire aux acteurs ce qu’ils doivent faire ! Les acteurs doivent faire ! Et le metteur en scène coordonne. Cela vaut également pour les scénographes, les costumiers, les créateurs lumières, etc. C’est pour cela que Joël est passionnant : il demande constamment de nouvelles propositions. C’est quand on ne propose plus qu’il s’énerve et remue tout le monde ! Parce qu’il ne peut pas travailler sans la matière qu’apportent les acteurs. En cela, je me reconnais. Au début du travail, je ne sais pas exactement ce qu’on va faire ! Ma rencontre avec Joël m’a permis de transfigurer l’image que j’avais du metteur en scène qui anticipe tout. Il m’a permis de pouvoir affirmer : « Si vous ne faites pas le travail, je ne peux pas le faire à votre place ».

Tu as été nommée en 2013 à la direction artistique du Théâtre de la Vie de Bruxelles. Qu’est-ce qui t’as poussé à poser ta candidature pour ce poste ?
En 2010, quand Xavier Lukomski est parti des Tanneurs, la candidature était déjà ouverte en 2009 et j’avais déjà eu cette idée folle de proposer mes compétences à la direction du théâtre en me disant qu’il n’y avait que peu de chance que ça marche mais qu’au moins, ça me faisait un galop d’essai. Ça n’avait donc pas marché à l’époque mais le processus et la réflexion avait déjà été entamée à ce moment-là. Au mois d’août l’année dernière, j’étais encore confrontée à cette difficulté du metteur en scène, qui est : « Que fait un metteur en scène quand il n’est pas en train de créer un spectacle ? » Vu l’énergie et la préparation que cela demande, je ne peux pas être constamment en train de répéter et de créer des spectacles. Ça ne me convient pas. Je voulais trouver un équilibre entre le fait de déployer ma pratique de metteur en scène et en même temps d’avoir un second métier. Et j’ai commencé à chercher un boulot. J’ai vu l’annonce pour le Théâtre de la Vie. Le Théâtre de la Vie, c’est un théâtre que j’ai tout de suite aimé dès la première fois. C’est un endroit agréable, chaleureux, convivial, propice au théâtre de texte et au théâtre d’acteur. Je me suis dit : « Il faut que je postule ». Plus j’élaborais le projet et plus je me projetais dans cet endroit-là. J’avoue que le 12 décembre 2012, quand le président du conseil d’administration m’a téléphoné pour me dire que j’avais été choisie, je lui ai dit : « Est-ce que vous pouvez répéter ce que vous venez de dire ? » Ça l’a beaucoup amusé.

Tu as notamment créé un enthousiasme général en proposant une dynamique nouvelle qui privilégie la création. Peux-tu nous expliquer les paramètres qui rendent cette démarche novatrice, ce qui la rend exceptionnelle ?

Je ne sais pas si elle est novatrice. Je pense tout simplement qu’il y a une logique qui a émergé et qui a trouvé son point d’orgue l’année dernière par le fait que la jeune création théâtrale belge francophone était sur le fil. La plupart des institutions essayent de faire face à cette vague, à ce mouvement très fort de la jeune création. Il y a beaucoup d’artistes qui cherchent à émerger et qui travaillent essentiellement avec l'aide du CAPT. Comme on le sait, au mois de novembre, il y a eu un moment contestataire parce qu’on voulait couper dans les budgets du CAPT, ce qui allait mettre en péril cette jeune génération. C’était directement à cet endroit-là qu’une fragilité était en train de naître. Ce phénomène correspondait à mon intuition de dire qu’il faut un théâtre pour les artistes par les artistes, un théâtre qui privilégie des démarches et qui puisse avoir une identité particulière dans le paysage. Il y a des maisons qui soutiennent la jeune création mais il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Dans les fonctions que j’occupe, je ne pourrai pas régler ce problème, il y aura toujours trop de propositions par rapport à ce qu’on peut promouvoir. Pour autant, c’est ça mon projet : tenter de donner de la place à la jeune création et m’intéresser plus particulièrement à ceux qui peinent à émerger.

Quel était concrètement ton projet pour re-dynamiser le théâtre et comment définis-tu la mission d’une directrice artistique ?

Quand je suis devenue responsable du lieu, il était en difficulté. Il était encore en train de vivre le deuil de son fondateur, Herbert Rolland qui a fait vivre cette maison pendant 40 ans et qui a donné à ce lieu une identité toute particulière dans le paysage théâtral. Depuis sa disparition, le théâtre essayait de retrouver ses marques et une nouvelle identité, de reconstituer une équipe et une dynamique de groupe qui avait du mal à se mettre en place. La première urgence était de voir comment fonctionne ce théâtre, quelle est sa force, sa faiblesse. Qu’est-ce que ça veut dire 80 places ? On est à Saint-Josse, un quartier populaire. Quelles sont les relations que le théâtre entretient avec la commune et avec la vie qui existe autour du lieu ? Ce sont des choses qui ont été mises en jeu dans nos débats quand j’ai pris mes fonctions. Ensuite, réfléchir à qu’est-ce que c’est qu’une programmation, qu’est-ce qu’on propose aux artistes et comment est-ce qu’avec la petite subvention qu’on a, on réussit quand même à faire quelque chose qui tient la route. En communauté française aujourd’hui, les artistes sont prêts à faire des concessions incroyables pour avoir la possibilité de jouer un spectacle et d’être vu. Mais il y a un moment donné où ces concessions-là doivent s’arrêter. Quand on fait du théâtre professionnel, il faut que l’institution puisse aider l’artiste à exercer et faire du théâtre professionnel. Ça faisait partie de notre réflexion au moment de renouveler le contrat-programme. Comment au Théâtre de la Vie, on va recréer une émulation, faire venir les gens, et en même temps être dans un rapport urgent à la création? En tant qu’institution, on se doit de prendre nos responsabilités. Quand on invite un artiste, on travaille à ce qu’il puisse exercer dans des conditions professionnelles.

Quel est le bilan jusqu’à aujourd’hui ?

Le projet est en place. Au mois de septembre, nous présentons notre premier spectacle et nous sommes très curieux de voir comment le public va réagir, comment les spectateurs vont recevoir les propositions qu’on va leur faire. Je ne parviens à répondre à la masse de propositions de spectacles qui arrivent qu’avec mes sensations personnelles et mes goûts. Mais les artistes que j’invite à travailler au Théâtre de la Vie sont tous des artistes dont j’aime le travail. On est enthousiaste et on a un peu peur aussi ; tout ce qui constitue une nouvelle aventure.

Tu es aujourd’hui une directrice culturelle, mais aussi comédienne et metteure en scène. Comment jongles-tu avec ces trois casquettes ?

Je ne suis plus comédienne. Ça fait plusieurs années maintenant que je ne joue plus et jusqu’à présent, ce n’est pas quelque chose qui me manque dans la vie. Pour les deux autres caquettes, c’est quelque chose qui va être mis en question maintenant. L’année prochaine, je vais mettre en scène un spectacle au Théâtre du Parc. Quant à la suite, je ne suis pas engagée pour le moment sur de nouvelles créations. Je crois qu’il est important que mes activités de directrice soient au centre de mes préoccupations pour l’instant. J’aimerais bien pouvoir délier les deux choses. J’aimerais être responsable de ce lieu, de sa programmation d’une part et pouvoir continuer à avoir des activités de metteure en scène ailleurs d’autre part. Je pense qu’à partir du moment où un directeur de théâtre est artiste dans son lieu, il est forcément confronté à des conflits d’intérêt, à savoir budgétaire tout simplement. Quand on a besoin d’un budget pour faire un spectacle, c’est autant de moins qui sera dévolu à l’activité des gens que l’on programme. Je pense que beaucoup de directeurs de théâtre doivent composer avec cette réalité. Mon souhait serait d’avoir une vraie scission entre les deux. Gérer une maison reste assez concret et logistique. On se met en disponibilité vis-à-vis des autres. Quand on est metteur en scène, on est davantage à l’écoute de soi et des artistes avec lesquels on travaille. On est en prise avec des choses émotionnelles, inconscientes. On se met en danger quand on est créatif. J’aimerais bien pouvoir cultiver cette déliaison-là.

Est-ce que ton poste de directrice a des répercussions sur ton travail de mise en scène ?
Je pense que le contraire est vrai. Ma pratique du théâtre, qui définit mon identité en tant qu’artiste et en tant que personne, peut avoir une répercussion sur la manière dont les gens vont s’intéresser ou pas au Théâtre de la Vie. Si les gens aiment mon travail, ils viendront plus facilement ou inversement, s’ils détestent ce que je fais, ils peuvent se dire qu’ils se sentiront mieux dans un autre théâtre. Je ne peux pas encore dire si mon poste de directrice à des répercussions sur mon travail de création. En tout cas, l'équipe très favorable au fait que je puisse continuer à avoir une pratique de mise en scène.

En ce qui concerne L’éveil du printemps de Wedekind que tu as mis en scène en février 2013 avec la compagnie des Orgues. Est-ce que pendant ce projet-là, tu as senti que ça se passait différemment parce que tu devais gérer le Théâtre de la Vie en parallèle ?

J’ai senti que L’éveil du printemps correspondait à un moment particulier de mon parcours. C’était le plus gros projet sur lequel j’avais travaillé jusqu’alors, avec des partenaires. D’habitude, je fonctionne de manière autonome en matière de financement. Ici, le Rideau de Bruxelles et le Théâtre de Namur était engagés avec moi sur ce projet. C’était à la fois une grande chance et à la fois une pression énorme. L’Eveil du Printemps est un projet qui a maturé pendant 4 ans. Le fait de m’y atteler le 3 janvier alors que je venais d’être désignée comme directrice au Théâtre de la Vie, était éprouvant. Dès ce moment-là, l’équipe du Théâtre de la Vie a pris en charge la situation et savait que je ne pouvais pas être présente. Je passais le soir après mes journées de répétitions pour faire des petites réunions et quand il y avait quelque chose à assumer en urgence, j’essayais d' y faire face. L’équipe a fonctionné sans moi pendant cette période. D’une certaine manière, j’avais envie que ce spectacle soit un beau spectacle parce que j’avais aussi envie d’ouvrir ce mandat au Théâtre de la Vie par un bel événement. On a toujours le droit de se planter quand on crée un spectacle.  Il faut se lancer dans le travail et dans la matière, et on voit ce que ça donne. Réussir, ça veut dire vivre un bon processus, un endroit où on ne se laisse pas trop polluer par la pression, par le désir de plaire, par le désir de correspondre au désir des autres. Pour moi, c’est un des premiers enjeux quand je travaille. Et ensuite, le désir de tout créateur est que le spectacle rencontre le public. On a eu un début chaotique à Namur avec L’éveil du printemps ; une partie du public n’a pas forcément bien reçu le spectacle. Sans doute, le manque d’intimité/proximité de salle n’a pas aidé. Ça a été un moment difficile pour toute l’équipe. On traversait ce qu’on n’avait jamais traversé avec la compagnie Les Orgues. Il y avait quelque chose qui ne passait pas, on n’arrivait pas à transmettre ce qu’on essayait de faire. Et curieusement quand on était encore à Namur, on a fait une scolaire qui a très bien marché. Et tout d’un coup, le spectacle est passé. Au Rideau, les gens ont été émus, bouleversés mais aussi choqués. Pour moi, monter L’éveil du printemps, c’était questionner le rapport à la sensualité, la découverte de soi au moment de l’adolescence mais pas forcément uniquement. Comment chacun d’entre nous vit ses propres sensations, ses propres pulsions,… A aucun moment je me suis dit que deux garçons qui s’embrassent à la fin du spectacle allait créer l’événement. C’est étonnant. Et cette fameuse scène de l’avortement, qui est une réalité du texte, a créé des réactions extrêmement fortes chez certaines personnes. Quand on monte un spectacle, on prend toujours le risque de réveiller chez les gens des choses difficiles.

Quels sont, selon toi, les points forts du Théâtre de la Vie ?

Le point fort du Théâtre de la Vie, c’est d’être un petit théâtre. 80 places, c’est l’occasion de venir voir un spectacle dans un rapport à la « petite communauté ». C’est-à-dire qu’on n’est pas noyé dans la masse mais dans un rapport de proximité. C’est quelque chose de très agréable qui nous reconnecte avec cet endroit du théâtre qui m’est tellement cher : cet endroit de l’humain et du partage. Son autre atout majeur est son équipe, composée de gens passionnés et chaleureux, des gens qui accompagnent le spectateur. C’est une maison avec des gens présents pour accueillir.

Peux-tu nous présenter la programmation de la nouvelle saison du Théâtre de la Vie ? Quelle ligne artistique veux-tu aborder ?

Ce n’est pas simple de répondre à cette question dans le sens où j’ai élaboré ma programmation en fonction des gens. C’est de gens dont j’ai envie de soutenir la démarche ; je dirais presque : quelle qu’elle soit ! Il y aura essentiellement du théâtre. Il y aura tous les ans la représentation de la danse contemporaine, c’est-à-dire Karine Pontiès qui assumera les deux première années. Il y aura du texte classique, représenté par Frédéric Dussenne qui viendra monter une adaptation de « Ruy Blas » de Victor Hugo et une reprise de « Les chaises » de Ionesco mis en scène par Alan Bourgeois. Il y aura du texte contemporain avec Jérôme Nayer qui viendra présenter« Ici s’écrit de le titre de la pièce qui nous parle d’Ante ». Il aura également des seuls en scène écrits par leurs interprètes. Les propositions seront donc multiples ! J’ai essayé de ne pas me cantonner à faire tel ou tel style textes. J’avais plutôt envie de donner la parole aux artistes. C’est quelque chose qui m’est précieux ! Parce que, selon ma propre expérience, j’ai remarqué que lorsqu’on rencontre les institutions, selon les Théâtres et leurs publics, les directeurs de Théâtre ont moins de marge de manœuvre que moi, au Théâtre de La Vie, et puis ils ont également leurs sensibilités personnelles. Ici, j’aimerais arriver à installer le dialogue avec l’artiste et de lui faire confiance. C’est de la prise de risque évidemment ! Peut-être que les choses bougerons au fur et à mesure. Mais je trouve extrêmement important que les créateurs aient des espaces d’expressions qui leur soient propres. Au-delà même du texte, nous voulons soutenir la parole ; nous organisons des évènements de slam où chacun peut venir s’exprimer, qu’il soit du quartier ou d’ailleurs. L’ouverture de la saison se fera d’ailleurs par une session de slam où les artistes programmés présenteront leurs projets sous forme de slam de trois minutes ! On cherche aussi à s’éclater et sortir des formats classiques ! Je crois qu’il est difficile pour moi de répondre à la question de la ligne directrice parce que je n’en n’ai pas. Le fait de dire que nous privilégions la jeune création n’est pas correct, puisque nous avons une programmation intergénérationnelle. Je crois qu’il est difficile de réduire une programmation à une seule formulation, même si elle facilite la communication. Nous ne voulons pas jouer sur un côté grandiloquent, nous espérons entretenir la convivialité amenée par la promiscuité du lieu.

N’est-ce pas une manière de choisir son public ?

Le public, nous ne le choisissons pas ! Je pense que nous serons surpris ! Nous voulons être honnêtes vis-à-vis de ce qu’on propose, je pense que le bouche-à-oreille fera son œuvre au fur et à mesure et que c’est pour cela que nous devons rester calmes face l’évolution, la fréquentation et tout ce qui va se déployer. Je pense que c’est en étant solide sur les bases que nous avons posé que les choses devraient fructifier et je pense vraiment qu’on ne pliera pas sur les convictions de toute l’équipe du Théâtre de la Vie.

Comment choisis-tu les œuvres ou les sujets de tes mises scènes ? Y-a-t-il une récurrence qui te définirait ?

Je m’intéresse beaucoup aux gens. La rencontre, la relation, l’échange sont au centre de mes préoccupations personnelles et ils ont trouvé très tôt une résonnance avec le travail théâtral. J’ai commencé le théâtre à huit ans et, d’une part, j’ai toujours aimé la qualité des relations qu’on pouvait développer avec les gens qui cultivaient la même pratique. D’autre part, j’accorde une place centrale à la notion de famille. Je suis très attaché à ce principe – malgré le fait que je vive loin de la mienne – et l’espace du théâtre a toujours indubitablement recréée cette idée. On se construit chaque fois une famille théâtrale, que ce soit le temps d’un projet, à l’intérieur d’une compagnie, etc.

Qu’est-ce qui t’inspire en général ? Ce qui te pousse à la nécessité de de créer ?

Idem. Les gens, les rencontres,… Mes lectures aussi ! Je suis une grande lectrice, c’est mon activité favorite, en dehors de mon travail ! (rires) Je lis beaucoup de romans, d’essais, de magazines, la presse, etc.  Je lis tout ce qui me tombe sous la main.

Tu ne choisis donc pas forcément selon une méthode définie ?

J’adore passer des heures dans des librairies, des bouquineries. Devant les rayons, je passe un temps fou à me demander « De quoi j’ai envie ? » et j’aime me laisser porter par le désir du moment et les propositions qui affluent. J’ai l’impression que je choisis rarement les œuvres que je vais monter, c’est plutôt l’œuvre qui me choisit ! J’ai une quinzaine de pièces dans ma petite bibliothèque personnelle. Je me dis « Voilà, j’aime ces quinze pièces » et à un moment donné, l’évidence va surgir. Et surtout, cette évidence va naître parce que je vais me dire que je vais monter telle pièce avec telle personne. C’est parce qu’il y a soudainement une adéquation entre la chair, le vivant, l’acteur et une œuvre pour laquelle je me dis : Avec eux, ça marche ! Par contre, je ne mets rien en place tant que je n’ai pas toute la distribution. Il me faut cette adéquation, cette possibilité d’incarnation de l’œuvre dans son entièreté. C’est pour ça que je laisse très longtemps mûrir une distribution. Ce sont des choses que je sens, donc elles ne sont pas volontaires, elles m’arrivent. « L’éveil du printemps » a surgi de cette manière.

Comment abordes-tu le travail de la mise en scène ?

Ma méthode de travail est très emprunte de celle de Frédéric Dussenne, le texte est au centre. Ça commence essentiellement par des lectures et puis progressivement, on travaille sur l’appréhension du rythme du texte et des voix, des silences, des accélérations, etc. On travaille longtemps avec nos oreilles, que je considère comme mon  principal outil de travail, bien plus que mes yeux. Quand je remarque que le rapport au rythme commence à être fluide, on passe au plateau. Souvent je commence par des jeux. C’est-à-dire que j’enclenche le travail de plateau par quelque chose de complètement décalé. J’amène quelque chose d’incongru, d’inattendu, d’intuitif. Par exemple, sur « L’éveil du printemps », j’avais envie de questionner le monde du cabaret. Donc pendant les quinze premiers jours, j’ai demandé aux acteurs de me préparer un cabaret tous les jours. Alors évidemment, ils ont été déstabilisés et sceptiques au début. On a ri ! Alors que l’Eveil est une pièce terrible avec une matière textuelle très difficile. On alternait les séances de textes avec des séances de cabaret. Il y a des traces de ces cabarets dans le spectacle mais elles sont presque imperceptibles. Ça a permis aux acteurs de commencer à travailler ensemble, de se mettre en confiance, de mettre leur imaginaire en route et d’oser. Je pense que le fait de détourner le rapport entre le travail théâtral et le texte est très important. Ce n’est pas quelque chose qui se réfléchi, c’est quelque chose qui s’écoute.

Est-ce que les assistanats que tu as effectué avec Glenn Kerfriden, Thierry Debroux ou Frédéric Dussenne ont influencé ta méthode de travail ?

Bien sûr ! Et je leur doit beaucoup à chacun. Néanmoins, je pense que l’élément le plus formateur de ma pratique de metteure en scène, c’est ma pratique d’actrice. J’ai été joué pendant une dizaine d’années et je crois que c’est l’élément principal de ce qui constitue ma compréhension, mon rapport au travail. Mais je nourri aussi ma pratique à travers tous les spectacles que je vais voir, toutes les discussions avec les artistes. J'essaye de rester dans l’ouverture, la réflexion, la disponibilité.

Et c’est comme cela que tu abordais ton travail de comédienne, à l’époque ?

Oui, je pense. Mais j’avais une frustration quand j’étais comédienne : le refaire. J’ai besoin d’être constamment en mouvement, constamment en recherche, en remise question des choses. Je suis quelqu’un d’invivable ! (rires) C’est pour cela que le travail de mise en scène me convient.
Avec ta compagnie des Orgues, qu’est-ce qui vous rassemble dans le travail ? Quel est le ciment ?

Frédéric Dussenne parce que nous sommes tous ses élèves et aussi Pascal Crochet : quand les classes ont été mélangées au conservatoire, je me suis retrouvée avec la moitié de mon groupe dans son projet. Aujourd’hui, la compagnie des Orgues, c’est essentiellement ce groupe-là. Alors je ne sais pas si c’est le fruit du hasard ou si nous nous sommes trouvés au bon moment. C’est mystérieux ! Comme les histoires d’amour ! (rires) Et puis il y a eu l’évidence de monter « Bobby Fischer » avec Philippe Rasse et Ariane Rousseau dans le rôle des parents, malgré la non-connivence des âges. Ensuite, très naturellement, les autres se sont greffés au projet. Ainsi est née et vit la compagnie des Orgues.

Quelle est ta conception de la place du théâtre dans notre société ?

Pour moi, il y a quelque chose de l'ordre de la pensée. Je pense qu’il y a peu d’activités, dans le monde dans lequel on vit, qui ont pour objet de nous faire réfléchir. On peut se colleter avec d’autres disciplines qui font vivre toutes sortes d’émotions mais le théâtre est cet endroit où  il y a une pensée. Il y a une invitation à réfléchir, à développer la pensée, mais ce n’est pas forcément se prendre la tête ! Ça veut dire simplement : se laisser traverser. Laisser une place à quelque chose qui serait de l’ordre de la pensée. Je comprends que cela puisse faire peur et par conséquent, placer le théâtre à un endroit élitiste, intello, d’où on voudrait se tenir à distance. Le Théâtre  m’a permis de grandir en me questionnant, en réfléchissant de manière autonome. Ce qui fait la spécificité du théâtre, c’est qu’il reste adressé à des groupes restreints de par sa configuration. On reste dans une relation de qualité parce que justement, elle est restreinte. Et puis rien ne nous oblige à aller au théâtre. C’est donc une démarche personnelle qui est de nous mettre en disponibilité d’écouter quelqu’un qui prend la parole et qui suscite chez nous de l’émotion. Mais d’une manière ou d’une autre, elle nous amène à réfléchir. Je crois que c’est très précieux et je crois que ça ne mourra jamais, même si on est que quatre dans la salle. Je ne crois pas que le théâtre deviendra un espace indispensable où les gens vont se ruer en masse, parce c’est un endroit qui nécessite une forme de discipline, d’exigence et de curiosité. Moi-même je ne vais pas tous les soirs au théâtre parce que je n’ai pas envie de me confronter tous les soirs à moi-même (rires). Mais chaque fois que j’y vais, je sais que ce sont des parties de moi essentielles qui seront mobilisées.

Quels sont tes sentiments sur la situation de l’artiste actuellement ?

C’est difficile à dire parce que la situation de l’artiste en France et en Belgique est extrêmement privilégiée. Quand on regarde au-delà de nos frontières, on a vraiment de quoi s’inquiéter ! Le fait que le statut d’artiste et l’intermittence existent, c’est un luxe par rapport au reste du monde. C’est pour cela que c’est un débat très compliqué ! Il y a aussi la question des écoles : forme-t-on trop d’artistes ? Moi je crois que non ! Il n’y a pas trop de gens qui pensent. Il n’y a pas trop de gens qui créent. La réalité est qu’il n’y a pas la possibilité pour tout le monde d’être acteur ou créateur professionnel au théâtre. Mais je suis  pour tout ce qui encourage le déploiement, la formation d’artiste – peu importe le domaine – les écoles d’arts forment des citoyens, des esprits et des praticiens, ce qui est fabuleux ! Je crois qu’il faut plus d‘écoles de théâtre ! (rires) C’est un débat compliqué qui ne peut pas se résoudre que de manière subtile. Je crois qu’un artiste se doit de rester mobile, créatif et déterminé.  Oui, il faut être dans la rue pour manifester quand on coupe dans le budget alloué à la création, parce que c’est une catastrophe, mais il faut se réjouir tous les jours de ce qui est encore possible en Belgique.
Quels sont tes sentiments sur l’avenir du paysage culturel belge ?

C’est une des raisons qui me font rester en Belgique, le pays inonde le monde de ses talents, de son savoir-faire, de son ouverture d’esprit,… Heureusement que la création belge est là pour éclairer et donner l’exemple. Je pense que ça ne peut que continuer dans ce sens et que la Belgique va péter la baraque ! Et pas que les flamands ! Je crois que la création francophone a le vent en poupe, pour d’excellente raisons.

Quels sont tes projets personnels pour l’avenir ?

Ça c’est une question difficile ! Quand, à 34 ans, il arrive autant de choses importantes dans un temps si condensé, il y a la sensation d’être comblée. C’est pourquoi j’ai du mal à me projeter plus loin. Je suis très heureuse d’être à l’endroit où je suis. Je crois que c’est maintenant que je peux m’offrir du temps pour réfléchir à la suite, mais avant tout, je jouis du moment présent et espère déployer ce qui a été déclenché.

Et théâtralement ?

La saison prochaine, je mettrai en scène la dernière pièce de Thierry Debroux qui traite du milieu de l’entreprise. C’est une comédie, ce qui est un peu une gageure pour moi ; l'humour ne définit pas mon identité artistique. Je l’ai lu pendant la période où il était en train de l’écrire et je la trouve réellement brillante. C’est un bon portrait du monde du travail dans ses aspects compétitifs, de rapports de pouvoir, etc. Le ton grinçant et comique équilibre très bien les propos sérieux. En plus, Eric de Staercke,  Itsik Elbaz et Anouchka Vingtier. joueront dedans ! Donc je vais être un peu bousculée dans mes habitudes ! S’ajoutent à la distribution : Adrien Drumel et Fanny Dumont,  ce sont tous des gens avec qui je n’ai jamais travaillé, sauf Adrien que j’ai eu comme élève au conservatoire. Ça va être un challenge ! Pour le reste, je me fous la paix ! J’ai des envies que je veux laisser mûrir pour qu’elle puisse naître au bon moment.

Malgré que tu sois également une « jeune » du théâtre belge, qu’aurais-tu à dire à la nouvelle génération d’acteurs en devenir ?

Faites ce que vous faites sans vous inquiéter de la question du marché. Restez authentiques. Cherchez en vous les raisons profondes qui vous poussent à faire ce métier et faites-le ! Rencontrez les gens. Croyez en vous et en l’originalité de ce que vous faites. Vous n’avez pas besoin de vous insérer dans ce qui existe déjà, vous devez créer ce qui va exister après. C’est ça votre rôle. Ne vous laissez pas impressionner par le monde dans lequel vous entrez en sortant de l’école, prenez-en connaissance. Soyez curieux et demandez-vous comment vous aller réaliser le théâtre de l’avenir.


Laura Bejarano Medina et monsieur B.
Réalisé à Bruxelles le 13 août 2013 au Théâtre de la Vie

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